Décès de Bernard d'ESPAGNAT

15/12/2015
    Physicien et philosophe à la fois, Bernard d'Espagnat est mort le 1er août 2015 à l'âge de 94 ans  ( pour plus détails sur ce qu'il était rendez-vous sur le site "Recherche"http://www.larecherche.fr/actualite/aussi/bernard-espagnat-physicien-du-reel-voile-01-05-1997-85841 ). Pour lui rendre hommage, je publie le texte d'une de ses conférences donnée à l'université Paris-Diderot le 22 mai 2012. :

 

Physique quantique et  réalité - la réalité c'est quoi ?
 
Résumé

   La physique classique de nos pères passait pour lever le voile des apparences et décrire le réel tel qu'il est vraiment. Ses échecs la firent remplacer par la physique quantique, couronnée   de  succès   dans  ses  multiples   applications   mais  dont  la  structure   est difficilement compatible - on verra pourquoi -  avec un tel pouvoir de 
description. La phrase   de Henri Poincaré : "les objets réels que la nature nous cachera éternellement" était-elle donc prémonitoire ?  Si oui quelles révisions cela nous incite-t-il à faire quant à notre  conception de la science en général ?  Quant à la signification des divers apports de nos sens ? Quant à ce qu'est "le monde" et notre 
relation à lui ?


    Poser une question n'implique pas qu'on va y répondre! Et, de fait, si vous espériez qu'au sortir d'ici vous auriez LA réponse - définitive ! - à la question "la réalité c'est quoi ?" vous serez déçus ! Mais cette question, nous allons l'examiner. Nous constaterons que - comme les philosophes le savent  depuis  longtemps  !  -  c'est  une  question,  non  pas  élémentaire  mais  au  contraire  très difficile. Cependant nous verrons aussi que la physique actuelle a des choses très instructives à dire sur elle. Ce qui fait que l’approche par son canal a tout pour retenir l'attention du philosophe.
Bien entendu cet examen ne peut être fait qu'à partir de la mécanique quantique, qui règne aujourd'hui sur la physique. Et ce que nous allons voir c'est, en gros, que cette mécanique, un peu machiavélique en fin de compte, suggère une réalité existant "en soi" mais impossible à faire coïncider avec notre expérience; et compense cela en nous fournissant des règles de calcul permettant de prédire ladite expérience.
Je m'explique. La physique quantique est en contraste avec la physique classique; La physique classique, plus ancienne, est essentiellement celle qui est enseignée au lycée ; à juste titre, elle est à la base de la plupart des technologies et il faut commencer par elle. Commençons donc, nous aussi, par dire quelques mots sur elle. Traditionnellement, 
ce qu'elle dit a toujours été considéré comme une description de la réalité telle qu'elle est. Elle dit qu'il y a des corps matériels. Elle dit qu'il y a des champs, électriques et magnétiques. A tous elle associe des symboles mathématiques obéissant  à  certaines  lois,  dont  l'ensemble  constitue  une  théorie.  De  ces  lois,  certaines conséquences, testables expérimentalement, sont ensuite dérivées et mises à l'épreuve de l'expérience. Cette dernière étape est évidemment essentielle mais elle n'est pas partie inhérente de la théorie. Il est possible, en physique classique, de décrire correctement toute la théorie sans jamais faire la moindre référence, même implicite, à l'observation ou l'action humaine. Quand nous avons affaire à une telle théorie, entièrement fondée sur l'idée limpide que les entités dont elle traite sont une multitude d' objets  localisés n'interagissant pratiquement pas entre eux quand ils sont loin les uns des autres, plus éventuellement des champs ayant une valeur en tout point de l'espace ou de l'espace-temps, toutes ces entités existant vraiment par elles-mêmes, que nous puissions ou non les percevoir, nous conviendrons de dire que cette théorie est compatible avec le réalisme local.
Ce réalisme local est une conception qui nous est tellement naturelle qu'à première vue elle peut sembler incontournable. Certes elle repose sur le postulat que l'esprit humain a en sa possession tous les concepts correspondant à ce qu'est le réel. Mais jusqu'à l'avènement de la mécanique quantique cette hypothèse paraissait confirmée par l'expérience. 
Au moment de l'apparition de la mécanique quantique il était, bien sûr, assez naturel d'espérer qu'il en irait de même de cette nouvelle théorie. Qu'elle aussi s'avérerait compatible avec le réalisme local. Et de fait tel semble avoir été l'idée, non certes de ses fondateurs, Bohr, Heisenberg etc. mais du moins de beaucoup de leurs successeurs.
Alors, cette prémonition fut-elle réalisée ? Eh bien, ceux parmi vous qui ont eu l'occasion d'appliquer la physique quantique à l'étude de problèmes purement statiques, tels que la détermination des niveaux d'énergie des atomes ou des molécules, peuvent avoir l'impression que la réponse est "oui". En effet, le problème s'y réduit à la recherche des conditions dans lesquelles la fonction d'onde, fonction des coordonnées d'espace et du temps, peut s'écrire comme le produit d'une fonction des seules coordonnées d'espace par une fonction du temps seul. Qualitativement cela ressemble énormément au problème classique des cordes vibrantes, où la corde est une réalité dont la forme évolue dans le temps. 
D'où l'idée toute naturelle que la fonction d'onde est, elle aussi, une réalité existant indépendamment de nous. Que c'est elle qui constitue la vraie réalité de la particule dont il s'agit. Et de fait la mécanique quantique que nous appelons "standard", celle qu'on enseigne à l'université, a été fondée sur l'idée, manifestement très voisine, que la fonction d'onde d'un système représente l'information la plus précise qu'il soit possible d'avoir sur un système.
Oui mais intéressons nous maintenant aux phénomènes de collision. En physique classique le choc sera, disons, entre deux boules de billard. Et, aussi bien avant qu'après le choc, chaque boule constitue évidemment une réalité distincte. En physique quantique les deux objets correspondants seront des particules et si, comme nous venons de l'admettre, la réalité de chacune est, avant le choc, constituée par sa fonction d'onde on a bien, avant le choc, affaire à deux réalités distinctes. Mais que se passe-t-il après le choc ? 
Eh bien la résolution de l'équation de Schrödinger montre qu'en général il n'y a plus alors qu'une seule fonction d'onde, fonction des coordonnées des deux particules qu'il est impossible de séparer en une fonction des seules coordonnées de la particule 1 et une fonction des seules coordonnées de la particule 2. Si donc nous poursuivons dans notre idée initiale que les fonctions d'onde sont les réalités fondamentales que devrons nous dire ? Qu'après  le  choc  nous  n'avons  plus  affaire  qu'à  une  seule  réalité  ?  
Pourtant  nous  pouvons observer nos deux particules, et voir qu'elles sont en deux lieux distincts ! Comme vous le voyez nous avons déjà à ce stade une confirmation du côté un peu mystificateur de cette théorie. A notre question "qu'est-ce qui est réel ? elle semble suggérer une réponse, et en même temps cette réponse contredit ce que nous tenons pour évidemment vrai.
Mais alors, direz-vous, si la mécanique quantique bafouille ainsi quant à cette question du réel, comment expliquer que ses axiomes soient maintenant au coeur, non seulement de la physique atomique proprement dite mais aussi de la physique nucléaire, de la physique des hautes énergies, de l'électromagnétisme, de la chimie et j'en passe. Et que ses prédictions expérimentales n'aient jusque à présent jamais été prises en défaut ? La réponse tient en trois mots.  C'est la "règle de Born".  Comme  vous  le  savez  la  mécanique  quantique  est  une  théorie  intrinsèquement probabiliste. Dans certains cas la fonction d'onde fournit seulement la probabilité pour que, lors de la mesure d'une grandeur physique, telle ou telle valeur soit trouvée, et la règle dite de Born, ajoutée dans le formalisme, est celle qui dit comment ces probabilités doivent être calculées. Elle est universelle et ses prédictions sont toujours tombées juste.
Notons quand même ici un point assez embarrassant. Il tient au fait que si l'on refait une mesure qu'on vient de faire, normalement on doit retrouver le même résultat : et c'est bien, effectivement, ce qu'on constate. Lors de la première mesure la probabilité du résultat a donc brusquement changé, puisqu'elle est passé d'une valeur inférieure à 1 à la valeur 1. Et puisque c'est à partir de la fonction d'onde qu'on calcule les probabilités cela implique que la fonction d'onde a brusquement changé elle aussi (dans notre jargon nous disons qu'elle est "réduite"). Un tel changement est toutefois difficile à concevoir car la fonction d'onde est étalée dans l'espace. Si elle constitue une réalité physique cela implique par conséquent que l'opération de mesure induirait des changements instantanés à distance … ce qui est impossible, nous dit la relativité. Alors, finalement, est-ce si sûr que ça qu'une fonction d'onde est une réalité physique ?  Essayons de nous passer de cette hypothèse.
Puisque nous cherchons un réponse à la question "la réalité c'est quoi", il nous faut quand même un critère de réalité. Einstein en a proposé un. Je ne vais pas vous le réciter mais simplement vous montrer quelle est son idée directrice en m'aidant d'un exemple de fantaisie. Imaginons un psychologue ayant affaire à une population très nombreuse formée exclusivement de gens mariés. Imaginons qu'il prend un échantillon représentatif de ces couples, qu'il isole soigneusement les maris des épouses et qu'après après avoir noté le nom de famille de chaque épouse il lui demande de répondre par oui ou par non à une question simple, toujours la même, d'ordre politique par exemple. Imaginons que pendant ce temps son assistant fait de même à l'égard des maris. L'opération terminée le psy et son assistant comparent les réponses.  Ils constatent qu'il y a des oui et des non mais imaginons - chose que la logique n'interdit pas ! - une corrélation parfaite entre les réponses: à toute épouse ayant répondu oui "correspond" un mari ayant répondu oui, et idem pour le non. Au vu d'un tel résultat le psychologue est sûr d'au moins une chose : c'est que les membres de l'échantillon n'ont pas répondu au hasard (car si c'était le cas il y aurait sûrement eu, au sein d'un même couple, des réponses "oui-non"). Autrement dit, avant même l'expérience chaque  individu  avait  un  opinion,  déterminée,  bien  réelle,  sur  le  sujet  de  la  question.  Par induction il en déduit que ce doit être aussi le cas de n'importe quel élément de la population considérée. Sauf évidemment si l'on suppose que les épouses transmettent à distance et par télépathie leurs réponses à leurs maris, mais cette hypothèse est contraire au réalisme local et nous l'écartons.
Vous me direz qu'une population de couples réagissant de cette manière est pure fiction. Oui mais dans le domaine des particules il en va autrement. Au laboratoire il est possible de faire interagir des  particules  de  telle  sorte  que  les  résultats  de  mesures  effectuées,  postérieurement  à l'interaction, sur chaque paire individuelle présentent précisément la corrélation stricte que je viens d'imaginer entre les réponses de mes couples. Et ici comme là il faut en déduire que, après l'interaction mais avant les mesures, les particules avaient déjà les propriétés révélées par la mesure. Autrement dit que ces probabilités étaient des éléments de réalité. Et, ici comme là, il faut en déduire, par induction, que les particules composant n'importe quel couple préparé de cette manière possèdent chacune les éléments de réalité dont il s'agit.
Alors, à défaut de la fonction d'onde dont nous ne savons plus très bien si elle est réelle ou pas, tenons-nous enfin de vrais éléments de la réalité ? Einstein l'espérait et le physicien John Bell, a voulu savoir ce qu'il en était. Il s'est pour cela fondé sur l'argument que je viens de dire, qui l'a convaincu qu'au moins dans de telles expériences les propriété des particules en jeu sont bien réelles. Il a alors voulu tester l'hypothèse bien naturelle que le résultat d'une mesure faite à un endroit ne dépend pratiquement pas de ce qui se passe à un autre endroit situé très, très loin - aussi loin qu'on veut - du premier, ce qui est l'hypothèse de localité. Et sur ces bases, prises comme hypothèses à tester, il a pu démontrer - indépendamment de toute théorie particulière, la quantique ou quelque autre - la validité de certaines inégalités entre quantités mesurables. Alors que, fit-il remarquer, elles sont violées par les prédictions vérifiables de la mécanique quantique. Et, qui plus est, elles le sont aussi par l'expérience comme les travaux d'Alain Aspect et son équipe l'ont établi un peu plus tard. Etrangement, cela montre que si l'on tient pour convaincante la preuve de réalisme que nous venons de voir on doit renoncer à tout réalisme local. On doit accepter la "non-localité" , la violation de la localité, idée qui viole non seulement le bon sens mais même la relativité comme on le voit bien aisément.
Ces quelques aperçus suffisent déjà à montrer que concilier la mécanique quantique avec le réalisme local, qui est le réalisme du sens commun, est impossible. C'est là une situation très nouvelle, que Hervé Zwirn a parfaitement exprimée quand il a écrit "Il semblerait que, pour la première fois dans l'histoire de la philosophie, le choix de croire qu'il existe un monde extérieur à tout observateur et grossièrement conforme à ce que nous en percevons ne soit plus possible, sauf à adopter une attitude irrationnelle".
A ce stade, contraint de conserver cette non-localité incompatible avec l’interprétation classique de la relativité, le réaliste se voit obligé de   "jeter du lest". Toutefois, ce qu'il peut encore s'efforcer de faire c'est de préserver l'idée que le réel est scientifiquement connaissable en renonçant à exiger qu'il soit "grossièrement conforme à ce que nous percevons", voire conforme à la relativité ! Un nom pour désigner cette option philosophique est  "réalisme des entités".  C'est une position philosophique assez peu gratifiante car il faut alors rendre compte du fait que la non- localité - chose tellement "énorme" qu'elle devrait, littéralement, nous crever les yeux - n'est en fait jamais observée à notre échelle. De fait la position en question est malgré tout tenable car il existe des modèles réalistes dans lesquels, à grande échelle, les effets de non-localité sont inobservables, soit parce qu'ils se compensent mutuellement soit pour d'autres raisons. C'est le cas, semble-t-il, des divers modèles à variables cachées et c'est aussi le cas de modèles fondés sur une équation de Schrödinger légèrement modifiée par de petits termes additionnels. Toutefois aucun de ces modèles n'a les faveurs de la majorité des physiciens : les premiers parce qu'ils n'améliorent en rien la fécondité prévisionnelle de la mécanique quantique standard, les seconds parce que ces petits termes ont été ajoutés ad hoc. Je reconnais néanmoins que les physiciens profondément attachés au réalisme des entités peuvent légitimement en sauvegarder l'idée en faisant appel à de tels modèles, en dépit de leur caractère à bien des égards peu satisfaisant.
Tout  ceci  est  déconcertant.  Reste  que  la  physique  quantique  existe.  Et  qui  plus  est,  aussi longtemps qu'il est question, non pas de réalité mais seulement de prévisions, ou d'explication de résultats expérimentaux, elle est étonnamment féconde comme on l'a vu. Au surplus, on peut montrer que, de toute façon, la non-localité ne permet pas l'envoi de signaux plus rapides que la lumière. Il est donc théoriquement exclu qu'on puisse jamais s'en servir, ce qui pousse certains à estimer qu'elle échappe un peu au domaine de la physique proprement dite.
Alors comment les physiciens théoriciens ont-ils, dans l'ensemble, fait face à cette drôle de situation ? Eh bien, dans le détail leurs réactions furent très diverses et le sont encore (en témoignent en particulier les échanges de vues que nous avons depuis deux ans à ce sujet à l'Institut !). Aujourd'hui beaucoup font valoir que la recherche continue à engranger des découvertes dont on ne sait pas quels horizons elles ouvriront. Certains en infèrent qu'il est un peu  vain  de  même  se  poser  des  questions  sur  la  réalité  "en  soi".  D'autres  continuent  à  en construire des modèles mathématiques. Mais beaucoup font valoir que nous faisons nous-mêmes partie du monde, que nous sommes "dedans", et qu'aussi longtemps qu'on est dans quelque chose il est impossible  de se former une vue exacte - une God's eye view, comme disent les Anglo- Saxons - de ce quelque chose. De fait, durant les dernières décennies les travaux ayant le plus retenu l'attention sont ceux de chercheurs ayant  cherché et en grande partie réussi à expliquer, par la mécanique quantique comprise comme simple outil de prédiction d'observations, non pas comment les choses sont mais comment elles nous apparaissent. Pourquoi, dans le domaine macroscopique, nous avons telles ou telles "impressions de percevoir", qu'il s'agisse de choses banales ou de résultats d'expériences.
Certains font appel pour cela à une notion très intéressante que, dans notre jargon toujours, nous appelons la décohérence. D'autres se fondent sur des arguments tirés de la mécanique statistique quantique. Et  caetera.  Manifestement  je  n'ai  pas  le  temps  d'entrer dans  le  détail  de  ces recherches.  Mais nous pouvons, je crois, en dégager l'esprit.  Qui est que même sans viser à la construction d'un modèle du réel en soi, c'est déjà très beau de pouvoir rendre compte, par une théorie unifiée, de l'ensemble de ce qu'on perçoit.
Oh je sais bien que renoncer sincèrement à toute forme de réalisme est difficile. Quoi, ce verre que je vois en face de moi n'existe-t-il pas tout à fait indépendamment de moi ? 
Cet arc-en-ciel dont un ami me parlait l'autre jour n'existait-il pas tout à fait indépendamment de moi ? Laissons le verre, pour l'instant, et considérons l'arc-en-ciel. Oh, il n'a rien de mystérieux ! Son explication constitue même un des premiers succès de la physique puisqu'elle remonte à Descartes ! Celui de mon ami se détachait sur un paysage bien connu de lui. Il y paraissait comme posé. Comme une espèce d'arche qui se trouvait là. Si bien que, étant en voiture, l'envie lui a pris d'en faire le tour. Mais là, pas moyen ! 
Quand il s'est mis à rouler, imaginez-vous que ce diable d'arc-en-ciel s'est mis à bouger! Impossible même d'en avoir une vue de profil ! Alors, bien sûr, il s'est tout de suite précipité sur son Descartes ! Et il a compris que c'étaient les lois mêmes de la physique qui s'opposaient à son dessein. Que dans le cas de l'arc-en-ciel ce que nous voyons ce n'est pas la réalité - les gouttes de pluie - mais seulement une apparence.  Certes, l'arc n'est pas une illusion. Quand nous sommes plusieurs en un même lieu nous sommes tous d'accord pour dire qu'il y a, ou qu'il n'y a pas, un arc-en-ciel, et s'il y en a un, quant à la direction où on le voit. N'empêche que ce n'est pas une réalité "en soi" puisque sa position dépend de la nôtre. Sans du tout que cela viole en rien les lois de la physique (même classique).
Alors, n'est-il pas concevable, après tout, qu'il en aille de même  en ce qui concerne les objets ordinaires ? Qu'eux aussi, finalement, soient des apparences collectives, comme la physique quantique semble le suggérer ? C'est, me semble-t-il la position que, explicitement ou implicitement, les éminents chercheurs dont je parlais semblent adopter. Au fond, voyez-vous, si l'on imagine un livre qui décrirait l'ensemble de leurs recherches : en pastichant le titre d'un important   ouvrage de l'Ecole de Heidelberg on pourrait assez bien l'intituler "La mécanique quantique et l'apparence d'un monde classique".
Assurément nous devons bien réaliser ce que cette approche implique. Laisser tomber le réalisme des entités signifie que notre savoir scientifique ne nous informe pas sur la réalité en soi   - autrement dit sur "le Réel", "le fond des choses" - mais constitue simplement une synthèse de l'expérience humaine, forcément limitée, construite par la raison humaine, forcément limitée elle aussi. Certes on peut répugner à un renoncement d'une telle ampleur. Mais d'un autre côté rappelons-nous que de toute manière, si l'on 
veut conserver le réalisme des entités, alors la violation des inégalités de Bell doit être prise en compte. Et qu'en raison de la globalité cachée qu'elle implique nous sommes alors forcés de renoncer à l'idée - "réaliste" et toute naturelle - que tout objet, si petit qu'il soit, se trouve à chaque instant, dans une région donnée de l'espace et n'interagit  pratiquement  pas  avec  ceux  qui  en  sont  très,  très  loin.  Dans  ces  conditions, renoncement pour renoncement, celui, plus général, du renoncement au réalisme des entités prend un aspect très nettement moins déplaisant !
Au reste, n'oublions pas que le renoncement au réalisme des entités a été défendu, bien avant l'arrivée de la mécanique quantique, par de très éminents scientifiques. Ici je me bornerai à vous rappeler le membre de phrase de Henri Poincaré évoquant (dans « La science et l'hypothèse ») : "les objets réels que la nature nous cachera éternellement". Et j'ajouterai que l'idée, très voisine, qu'il n'existe pas une vérité unique vers la découverte de laquelle la science se dirigerait, est soutenue même par des neurophilosophes 
matérialistes tels que Paul Churchland.
Enfin, me tournant maintenant vers la philosophie, je noterai que ce renoncement à l'idée que la science révélerait un réel "en-soi" est implicite dans toutes les épistémologies à coloration positiviste, constructiviste etc., très en faveur depuis longtemps déjà. Il est vrai que la plupart du temps leurs partisans ne prennent guère la peine de mentionner nettement la chose, ce qui fait que certains commentateurs confondent même parfois positivisme et matérialisme ! Mais il suffit de lire d'un oeil un peu attentif les  chefs de file positivistes pour rétablir la vérité.
Pour toutes ces raisons je tiendrai donc, à partir d'ici, pour acquis que les informations fournies par la physique actuelle ne sont pas des descriptions d'une réalité qui serait extérieure à tout observateur. Cela étant admis, la question philosophique se pose: comment faut-il interpréter les informations en question ? Nous apprennent-elles quelque chose quant à la nature de la connaissance et quant à ce sur quoi elle porte ? La question est téméraire, la seule chose certaine étant, comme nous l'avons vu, qu'il n'y a pas de réponse conforme à ce qui paraît être le "gros bon sens". Toutes les tentatives qui furent faites s'en écartent donc. Dans cette dernière partie, très nettement plus spéculative, de l'exposé je ne vais pas les passer en revue. D'autant que quant à moi, la situation étant celle que nous avons vue je ne vois guère que deux lignes de pensée valables.
L'une d'elles s'inscrit dans la lignée d'une grande tradition philosophique remontant pour le moins jusqu'à Berkeley et - surtout - Kant. Elle explique les difficultés rencontrées comme autant de validations de la grande thèse de ces penseurs. A savoir, que notre réflexion "discursive", à base de raisonnements et de déductions, doit se limiter aux données de notre expérience collective, et surtout ne pas les interpréter comme renvoyant à une réalité "en-soi", notion qu'ils rejettent comme métaphysique. De fait elle va même jusqu'à poser que ces données émanent essentiellement de nous. Erwin Schrôdinger, en particulier, (qui, comme vous le savez peut-être, était aussi un philosophe !) expliquait par là l'incapacité de la science à rendre authentiquement compte de ce qui touche aux émotions. Elle ne sait rien, nous dit-il, du beau et du laid, de l'amer et du doux, de la douleur et du plaisir physique, du bien et du mal, et quand elle s'imagine nous en parler ce qu'elle dit est "hors sujet". Dans sa manière de voir, cette lacune s'expliquait simplement. Elle tenait, justement, au fait que ce monde dont la science nous offre un tableau émane en fait de nous, à savoir, de l'esprit humain. Celui-ci n'est donc pas un élément du monde ce qui fait que la science ne peut pas l'y représenter.
Une conception finalement assez proche de celle-là a été développée, spécifiquement à partir de la mécanique quantique, par le physicien John, Archibald Wheeler qui lui a donné un nom admirable (du moins en Anglais !) par sa concision, celui de : "It from Bit" ! "It" c'est le "il" anglais, c'est donc la chose, "bit" c'est l'unité d'information, c'est donc le "mind", l'esprit humain, et le petit mot "from" qui indique la provenance, signifier bien que dans cette théorie les choses - telles que nous les voyons du moins - sont 
issues de l'esprit humain.
Cette première solution - cette première "ligne de pensée" -, que j'appellerais "schrödingerienne", est assurément très valable et intéressante. Elle est activement poursuivie et rationnellement développée par des penseurs tels que, en France, Michel Bitbol;  et son soutien par Schrödinger lui confère à mes yeux un poids additionnel. Mais malgré tout sa radicalité m'effraye un peu. Suggérer que l'esprit humain est premier par rapport à tout, ne serait-ce pas aller trop loin? Il est clair en tout cas que, dans ce domaine la 
plupart des scientifiques nourrissent des vues plus conservatrices. Ils ne peuvent donner foi à une théorie quelconque, si rationnelle qu'elle soit, aussi longtemps qu'elle n'a pas subi le test de l'expérience avec succès. Ils ressentent, naïvement peut-être, le verdict expérimental comme provenant de quelque chose d'en dehors d'eux. Et ils ont donc tout naturellement le sentiment qu'entre le réel et eux il y a relation et non identification.
Eh bien, l'autre ligne de pensée à laquelle je songe s'inspire de ce sentiment là. Elle consiste à estimer qu'en dépit des très sérieuses difficultés que nous avons vues il doit quand même être possible de sauver quelque chose du réalisme pris au sens large. Jusqu'ici, en effet, nous avons parlé du réalisme - local ou "des entités" - sans beaucoup réfléchir sur lui. Or il est manifestement une addition, ou pour mieux dire un empilement,  de deux postulats bien distincts. Le premier pose que l'existence est première par 
rapport à la connaissance, et ouvre par là la possibilité qu'existe un réel qui ne soit pas nous. Et le second, pose que ce réel est, en droit, connaissable par l'être humain. 
Or c'est finalement ce second, et lui seul, qui nous a mis dans l'embarras. Pour échapper à la difficulté il convient évidemment de rejeter ce postulat-là, et il semble que l'on puisse alors conserver l'autre, le premier. Et je remarque qu'il n'est même pas indispensable de couper tout lien entre le réel et nos esprits. Il suffit de considérer que le Réel les influence mais d'une manière si indirecte que nous ne pouvons remonter systématiquement des effets aux causes et par là décrire, scientifiquement, ce réel-en-soi. En m'inspirant une fois encore - mais cette fois d'une façon approximative - d'une remarque de Hervé Zwirn, j'aimerais souligner que loin d'être ésotérique l'idée d'un réel-en-soi se situant pour une grande part au delà de la portée de nos concepts a, au contraire, quelque chose d'assez naturel. Il semble en effet clair que la puissance de 
conceptualisation de l'être humain est supérieure à celle du chien et même du singe. Alors, qui nous dit que l'homme a atteint la limite en ce domaine ? Et s'il n'en est rien, qui nous garantit que le fond des choses, qui n'est pas accessible au chien, le soit à nous ? Nous arrivons ainsi à l'idée que si nous répugnons à nous voir seuls existants nous devons prendre au sérieux la notion d'un fond des choses : suprêmement réel mais, en revanche, situé tellement au delà de la portée de nos concepts, aussi bien familiers que mathématiques, que les phénomènes, tant ceux que l'on perçoit que ceux que la science décrit, ne nous permettent pas de le décrypter. Sur lui ils fournissent au mieux des lueurs, et encore, très incertaines. C'est pourquoi je le nomme le réel voilé.
Il est évident que dans ce domaine d'un réel non conceptualisable tout discours ne peut être que flou. Qu'il serait vain d'y échanger arguments et contre-arguments. Que les mots n'y peuvent être qu'évocateurs de choses devinées, proches de ces émotions dont Schrödinger  nous rappelait que la science n'y atteint pas. Méditer sur ces lueurs dont je parlais c'est donc s'engager dans la voie de la philosophie spéculative. En dehors des heures de travail ce n'est sans doute pas interdit ! Si je le fais, ce qui me paraît, à moi, assez naturel c'est de demander à la mécanique quantique  ce qu'elle suggère. Et là nous avons vu au début de cet exposé que son formalisme est tout naturellement globalisant. Les fonctions d'onde de deux particules qui s'entrechoquent deviennent en général une seule fonction d'onde etc. D'où finalement la conception qui me semble à moi la plus séduisante. Non pas celle,  communément reçue, d'un réel-en-soi atomisé en une multitude d'éléments simples, quarks, électrons etc…, plus ou moins localisés, qui par combinaisons engendreraient les objets et êtres composant le monde - cette vision là est intenable à l'heure actuelle, nous l'avons vu -, mais au contraire celle d'un réel essentiellement global - quelque chose comme l'UN de Plotin - mais que nos esprits ne perçoivent que sous les apparences d'une multitude d'objets.
Et pour conclure j'irai encore un peu plus loin. A mon sens - vous me suivrez ou pas ! - devoir abandonner le réalisme local est plutôt une bonne nouvelle car il nous donnait une vision réductrice de l'être:  Selon lui la science était seule qualifiée pour nous donner accès au fond des choses. De ce fait l'art, la musique, la poésie s'y trouvaient confinés dans le seul domaine du plaisir. Intuitivement la plupart des grands amateurs de musique classique, de peinture ou de poésie ont toujours écarté une telle conception. 
De fait ils ont très fortement le sentiment, pour certains même la conviction, qu'au delà du simple plaisir les émotions que leur donnent ces choses leurs ouvrent comme une fenêtre vers un "quelque chose", dont ils savent, intuitivement, qu'il est essentiel. Bien entendu nous sommes là bien loin d'un savoir conceptualisé. Et cela d'autant plus que l'émotion artistique implique essentiellement le sentiment d'un domaine mystérieux dont on ne peut capter que des lueurs. Eh bien, il me semble que, telle que j'ai essayé de vous la décrire, la conception du réel voilé a de vraies similarités avec l'état d'esprit de ces personnes et qu'elle lui fournit une sorte de légitimation, même au regard de la froide raison. Certes je ne dirais pas, avec François Villon
Rien ne m'est sûr que la chose incertaine,
mais je dis cependant qu'aujourd'hui sa notion de chose incertaine (scientifiquement du moins) et dont pourtant certains se sentent intimement sûrs est plus qu'une rêverie 
poétique et ne mérite en rien l'éventuelle risée du scientifique.

Bernard d'Espagnat


 
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